Attirée vers ce titre par toutes ces éloges entendues à son sujet je tourne la dernière page le coeur plein et chaviré en même temps. J’ai envie de dire merci à l’auteur d’avoir donné la parole à ceux qui se taisent, se cachent, espèrent et font preuve d’un courage immense. Ces gens-là dont on entend parler sans cesse aux JT mais qu’on ne croise pas si souvent quand on habite une petite banlieue proprette française aux maisons et bâtiments forts et bien alignés.
Les échoués c’est l’histoire de Virgil, Chanchal, Assan, Iman, Daria ou encore Emil fuyants la Moldavie, le Bangladesh, la Somalie et bien d’autres pays. Ils arrivent en France par bateau, camion, à la nage, à pied. Ils affrontent la mer déchaînée, les passeurs malhonnêtes, le désert brûlant, la faim et la soif tenaillantes, les coups, les morts et le chacun pour soi.
Les échoués troquent 3 gorgées d’eau contre 2 carrés de chocolat, sont cloués dans des cales sous des camions, les femmes se font violer, les hommes se font humilier.
On n’imagine pas la teneur d’un tel périple. On lit, le coeur au bord des lèvres, l’arrivée en France, les regroupements sur des parkings pour trouver un travail et nourrir sa famille, l’exploitation dont ils sont les victimes. Tout ça en périphérie de nos vies rangées et douces, tellement plus douces, malgré nos petits bobos.
On se dit que ce n’est tout de même pas possible. Et puis en fait, si. Pascal Manoukian est reporter de guerre et maîtrise son sujet à la perfection en distillant dans le roman la réalité de la vie des clandestins aujourd’hui car même si l’histoire se déroule dans les années 90 rien n’a changé.
On bénit les Camille et les Julien. On aimerait pouvoir nous aussi. Faire quelque chose. On change de regard, ou du moins on l’aiguise. On aimerait ne plus entendre certains politique parler d’immigration de façon tellement inhumaine.
Cela fait longtemps que ça ne m’était pas arrivé de classer un petit bouquin en grand coup de coeur ! Lisez -le.
« Depuis son arrivée en France, personne ne l’appelait plus jamais par son prénom et il n’aurait jamais imaginé qu’avec le temps il puisse lui-même l’oublier. C’est ça aussi, l’exil, quelques lettres choisies avec amour pour vous accompagner tout au long d’une vie et qui brusquement s’effacent jusqu’à ne plus exister pour personne.
(…)
Puis brutalement, plus rien. Le silence. Un sevrage brutal, le laissant à l’âge de dix-huit ans loin de chez lui, étranger et anonyme, sans millésime ni origine, telle une bouteille à l’étiquette arrachée. Alors, régulièrement, avec la peur de disparaître des regards, il se répète à haute voix :
– Je m’appelle Chanchal, j’ai dix-neuf ans, je suis arrivé du Bangladesh il y a dix-huit mois, neuf jours et sept heures. Je vends des roses à Villeneuve-le-Roi et je suis vivant. Chan… chal… Chan… chal.
Il détache chacune des syllabes, comme sa mère le faisait pour lui apprendre son prénom quand il était enfant.
Avant de sauter le pas, Chanchal avait tout envisagé du voyage : la crasse, la peur, la violence des passeurs, les vols, la faim, la cupidité, les risques de noyade, les poux, la gale. Pas cette solitude-là. Certains jours, il ne prononçait pas une parole. Il tendait ses fleurs à des couples qui, sans un regard, parfois d’un geste agacé, l’expédiaient lui et ses roses à une autre table. Le coeur serré, il les observait se murmurer des mots doux, leurs doigts entrelacés » (p36)
« Les gosses chahutaient entre les flaques de boue. Les hommes parlaient fort autour de braseros dans un mélange de turc, de serbe, de roumain, de moldave, de russe, d’ukrainien et d’une dizaine d’autres langues dont Virgil ne comprenait pas le moindre mot.
La lumière jaune des flammes déformait les arbres et la tôle, torturait les corps et les visages. Aucun Français n’a idée que des endroits comme ça existent au pied de chez lui (…) » (p66)
« Aujourd’hui encore, il ne trouve aucun mot dans aucune langue, aucun dictionnaire, pour décrire ce que furent ces dix-huit jours de traversée, ces deux-cent quatre-vingt-seize kilomètres qui séparent l’Afrique sans espoir de l’Europe de toutes les attentes. Rien, pas un verbe, pas un adjectif, pas un adverbe qui ne soit à la hauteur de ce qu’ils ont vécu. Ni dans le vocabulaire durement appris avant d’embarquer, ni dans celui étudié depuis.
Il cherche encore, lorsqu’il en a l’occasion, pousse la porte d’une bibliothèque municipale, s’installe devant la Bible, l’Odyssée, Virgile, les grands poèmes de Victor Hugo, d’Ernest Hemingway, les tableaux de Joseph Vernet ou Le Radeau de Géricault, mais ne trouve rien pour l’aider à expurger cet énorme caillot qui certaines nuits l’étouffent et le réveille, tremblant et mouillé de sueur, persuadé d’avoir rompu la promesse faite à sa fille de veiller sur elle et de la garder en vie.
Et pourtant, il avait mené Iman à bon port, saine et sauve jusqu’à Lampedusa. » (p107)
« Tout était fini, propre, fonctionnel, signalé, éclairé. Il en était de même pour les gares, les voies ferrées, les monuments historiques, les aéroports, les zones industrielles, les centres commerciaux. Les Français ne se rendaient pas compte du bonheur de vivre dans un pays achevé. Ils n’avaient qu’à l’entretenir, à le fignoler. Les générations précédentes avaient pris soin de le mettre tout entier hors d’air et hors d’eau.
Assan et Virgil venaient du chaos, de villes en perpétuel chantier. On y construisait sans normes, sans ordre, sans plan, n’importe où et n’importe comment, quand on y construisait encore. A peine avait-on achevé un kilomètre de route que, avant d’avoir pu le border d’arbres et de trottoirs, des milliers de familles le prenaient d’assaut, l’investissaient de baraques en tôle, perçaient les canalisations pour détourner l’eau, se branchaient sur les lignes électriques, creusaient le bitume en allumant des feux et la route disparaissait déjà sous les porteurs, les attelages en tout genre et les immondices.
Même les plus intègres et les plus motivés des hommes politiques, à supposer qu’il en existât, auraient pu passer leur vie à bâtir sans jamais voir le résultat. Un constat déprimant, capable comme la rouille de venir à bout des plus solides convictions. » (p201)
» Alors si le chauffeur tenait sa parole, si le prêteur ne les embrouillait pas, si Daria trouvait un passeur, si personne ne l’égorgeait pour lui voler son argent, si les douaniers roumains se laissaient corrompre, si les Hongrois les Autrichiens, les Allemands et les Français ne se montraient pas trop pointilleux, si les enfants supportaient d’être enfermés sans alerter les chiens, si personne n’attaquait le camion sur un parking, si les routes restaient praticables, ils seraient peut-être tous réunis dans deux semaines. » (p234)
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[BD] Comment je ne suis pas devenu moine
Album autobiographique, Comment je ne suis pas devenu moine narre l’histoire de Jean-Sébastien Bérubé qui, à vingt-six ans et dans l’optique de devenir moine, embarque dans un avion pour le Népal.
Le bouddhisme comme une évidence pour l’auteur n’est pas une religion comme il le rappelle mais un état, une philosophie, qui véhicule des valeurs éthiques, méditatives, de compassion. Et c’est le coeur orienté dans cette optique et contre l’avis de sa famille que Jean-Sébastien pose le pied pour la première fois sur le sol népalais.
Il en faut un sacré courage pour partir seul ainsi à la recherche de sa vérité. Je suis admirative. D’autant que le contraste de moeurs et de culture est saisissant. A l’arrivée le voilà harangué par une foule de chauffeurs de taxis qui veulent tous conduire le touriste blanc à Baudhanath, un temple immense où il est attendu. La nonne qui le reçoit le met déjà en garde contre de « mauvais moines » qui interpellent Jean-Sébastien ou contre une fausse mendiante portant des vêtements de soie.
Jean-Sébastien va aller plus loin et voyager jusqu’au Tibet, berceau de Bouddha, toujours sous l’occupation chinoise. Comme au Népal, le touriste blanc est visible à dix kilomètres à la ronde et certains tibétains n’hésitent pas, sous couvert de bouddhisme, à dépouiller l’ignorant occidental.
Le jeune homme visitera nombre de temples, sera pris par le mal de l’altitude, fera des rencontres sympa et d’autres moins et finalement se posera quelques questions quant à son choix de devenir moine. C’est une BD instructive qui a le mérite de montrer l’envers du décor quant à la vision idyllique occidentale de ces pays du monde et du bouddhisme tibétain par rapport à la réalité. Brad Pitt dans le film 7 ans au Tibet nous aurait-il menti ?? *smiley qui se creuse la tête*
Côté trait du dessin c’est léger et net en même temps. Joli. Seul regret : le manque de couleurs. J’aime la couleur en BD et les paysages et les temples n’en ressortiraient que plus majestueux ♥ comme on peut l’apercevoir sur quelques pages à la fin, mais ça doit être du boulot, j’imagine que c’est la raison pour laquelle les tons sont sépias. (?)
Comment je ne suis pas devenu moine, de Jean-Sébastien Bérubé (Canada)
Futuropolis, février 2017, 226 pages
Toutes les BD de la semaine aujourd’hui chez Noukette
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